La torbernite de Margabal, Aveyron, France
Située à l’écart des grands centres miniers français, sur les pentes boisées du Puy de Soulouze dans la haute vallée du Lot, la mine de Margabal est pourtant devenue une localité de référence pour l’un des minéraux d'uranium les plus spectaculaires : la torbernite. Sa renommée vient autant de la beauté de ses cristaux, verts profonds et brillants, que de leur intérêt scientifique comme exemples remarquables de minéralogie supergène en contexte granitique.
Margabal illustre aussi une histoire complexe, mêlant premières explorations du XIXème siècle, exploitation furtive liée à la course à l’atome durant l’après-guerre, et résurgence de l’intérêt dans les années 1990 grâce à des passionnés de terrain. Son étude révèle un système minéral évolutif, avec des interactions fines entre torbernite, autunite, metatorbernite et leurs conditions de formation, dont les dynamiques minéralogiques sont encore en cours de compréhension.
Photo : Torbernite de Margabal, Aveyron, France © Rémi Bornet
Localisation et géographie du site
Le gisement de Margabal se trouve dans le département de l’Aveyron, à 3 kilomètres au sud d’Entraygues-sur-Truyère, sur les flancs du Puy de Soulouze, un relief boisé dominant la rive gauche du Lot. La mine s’ouvre à environ 390 mètres d’altitude. Le site est aujourd’hui accessible par un sentier discret, partant de la route de Villecomtal, remontant un ravin et rejoignant la crête du Puech de Soulouze. Ce terrain escarpé, encore sauvage et peu transformé, préserve un cadre géologique intact favorable à la conservation des vestiges miniers et minéralogiques.
La région d’Entraygues, chargée d’histoire, montre des traces d’occupation humaine depuis la Préhistoire (culture aurignacienne), et présente un patrimoine médiéval bien conservé, notamment le pont gothique du XIIIème siècle enjambant le Lot. Cette proximité entre vestiges humains et curiosités naturelles illustre un rapport ancien entre l’homme et le sous-sol dans ce secteur charnière entre Massif central et contreforts pyrénéens.
Cadre géologique : une minéralisation en milieu fracturé

Le gisement uranifère de Margabal s’est formé au sein d’un ancien réseau de fractures qui affecte les granites d’Entraygues. Ces fractures sont alignées dans une direction nord-nord-ouest et forment une bande de roche intensément broyée et déformée par d’anciens mouvements tectoniques : c’est ce qu’on appelle une zone mylonitisée. Véritable cicatrice dans le massif granitique, elle se caractérise par une texture plus fine qui a facilité la circulation de fluides riches en éléments dissous. En traversant le socle, cette structure recoupe une enclave de granulite plus ancienne et plus dense incluse dans le granite. Or, la granulite contient des concentrations en uranium sensiblement plus élevées (jusqu’à 20 g/t, contre moins de 9 g/t dans le granite hôte), ce qui laisse penser qu’elle a pu jouer le rôle de réservoir initial, à l’origine des enrichissements uranifères observés dans le filon.
C’est au sein de ces fractures que se sont formées des veines de quartz, souvent inclinées et épaisses de 10 à 15 centimètres, parfois davantage dans certaines poches plus ouvertes. Ces veines ont agi comme des conduits naturels, facilitant la circulation de solutions riches en uranium dissous (sous forme d’ions uranyle), en phosphate (issu de la dégradation de minéraux comme l’apatite), et en cuivre (probablement libéré par l’altération de sulfures tels que la chalcopyrite). Ces fluides, en interagissant dans un environnement oxydant, ont précipité des cristaux de torbernite ou de metatorbernite dans les cavités disponibles, selon l'évolution complexe des conditions chimiques.
Contrairement à certains gisements d’uranium profonds où l’on trouve des minéralisations massives (comme la pechblende), Margabal ne renferme que des minéraux secondaires. Ceux-ci se sont formés à partir du lessivage des anciennes concentrations profondes, dans la zone supérieure du sol, à basse température et en présence d’oxygène. On parle alors de minéralisation supergène de type épithermal, typique des contextes où l’uranium, transporté par l’eau, précipite lentement au fil du temps dans les zones fracturées du granite.
Document : Plan des deux galeries de Margabal, Aveyron, France modifié d'aprés Cariou (1964)
Une région naturellement radioactive
Les anomalies radioactives de la région de Margabal avaient déjà été détectées avant même la Seconde Guerre mondiale, mais leur véritable intérêt n’a été révélé qu’après 1945, dans le contexte de la recherche de matières fissiles. Les granites d’Entraygues, bien que peu uranifères en moyenne, montrent localement des enrichissements secondaires significatifs liés à la circulation de fluides. Des “hot spots” ont été cartographiés dans les années 1950 par le Commissariat à l’Énergie Atomique, tant sur la colline du Soulouze que sur les versants voisins, à Soulouze-Haut, Recousime, La Boriette, ou encore au Cayrou, riche en arsenic.
Cette répartition témoigne de la mobilité de l’uranium dans les terrains acides fracturés, et fait de Margabal un modèle pédagogique pour comprendre le comportement géochimique de cet élément dans la zone non saturée (entre nappe phréatique et surface).
Une découverte ancienne et oubliée (1845–1945)
La première mention scientifique du gisement de Margabal remonte à 1845, lorsque le géologue français Pierre Toussaint Marcel de Serres découvre des cristaux verts de "chalcolite" (ancien nom de la torbernite) dans la région d’Entraygues-sur-Truyère. Ces cristaux, tabulaires et de belle couleur, sont associés à une gangue granitique riche en muscovite et en quartz. De Serres les intègre à sa collection personnelle, aujourd’hui conservée au Muséum national d’Histoire naturelle de Paris.
Cependant, à l’époque, l’uranium n’était utilisé que comme colorant dans le verre décoratif (ouraline), conférant un éclat vert fluorescent inquiétant aux objets, et n’avait aucune valeur stratégique ou industrielle. Le site de Margabal fut donc rapidement oublié, malgré des mentions éparses par Boisse dans les années 1850, puis Lacroix en 1910.
C’est seulement au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, dans le contexte de l’émergence de l’énergie nucléaire, que le gisement est redécouvert par la toute nouvelle Commission française à l’énergie atomique (CEA), fondée en 1945 par le général de Gaulle. Dès 1948, des ingénieurs identifient une anomalie radioactive sur le Puy de Soulouze. Des échantillons, expédiés à Paris, confirment la présence de phosphates uranifères, relançant l’intérêt pour le site.
Une exploitation furtive et décevante (1959–1960)
Le développement de la mine de Margabal débute véritablement à la fin des années 1950. Une licence est accordée à la Compagnie Française des Minerais d’Uranium (CFMU), qui ouvre une galerie horizontale en forme de Y, avec deux puits d’extraction. La structure du filon est rapidement explorée : une zone d’enrichissement en torbernite est repérée, large de 30 cm environ.
L’exploitation est cependant très brève : de 1959 à 1960, seulement 1 500 kg de minerai sont extraits, avec une teneur moyenne de 0,28 % en torbernite, soit à peine 4 kg d’uranium effectif. Le projet s’avère économiquement non rentable, et la galerie est dynamitée et remblayée dès la fin des opérations.
Malgré cette brève activité, quelques spécimens spectaculaires sont sauvés de l’oubli, notamment par le directeur du site, et transmis à Pierre Bariand, alors conservateur à la Sorbonne. L’un de ces spécimens, orné de grands cristaux tabulaires sur quartz fumé, sera immortalisé dans l’ouvrage de Paul Desautels The Mineral Kingdom (1968), devenant emblématique de la torbernite française.
La redécouverte par les collectionneurs (1987–1997)
Pendant plus de vingt ans, le site reste inaccessible. Mais dans les années 1980, la rumeur court chez les minéralogistes amateurs qu’il reste des cristaux enfouis dans la colline. En 1987, Alain Pouget découvre par hasard un vieux spécimen provenant de Margabal. Intrigué, il étudie la cartographie de la zone. En 1995, avec son ami Yvan Dissac, il entreprend une exploration systématique : relevés topographiques, analyse du terrain, puis creusement à la main d’un puits vertical de 4,5 m dans le granite.
Le 16 mai 1996, le duo perce enfin la voûte du chantier ancien. Par prudence (risques de radon), ils attendent le lendemain pour descendre dans la galerie. Après quelques déceptions initiales, ils découvrent plusieurs poches minéralisées, dont une cheminée de 60 cm de haut et une cavité tapissée de cristaux, d’où ils extraient une quarantaine de spécimens remarquables, dont une pièce de 25 par 36 cm. L’opération est arrêtée en raison d’un écoulement d’eau glacée mais relancée quelques mois plus tard.
Le 3 mai 1997, une galerie inclinée creusée en 80 jours permet d’atteindre une zone encore plus riche : une poche de 3 mètres de haut et plusieurs cavités adjacentes livrent plus de 3 000 cristaux. Ces trouvailles marquent un tournant et hissent Margabal au rang de gisement de classe mondiale pour les phosphates d’uranium.
L’émulation minéralogique (1997–2014)
La réussite de Pouget et Dissac attire l’attention. Dès juin 1997, d’autres équipes (Adani, Vaubourg, Majoulet, Emringer…) prennent le relais. Plus de 1 000 spécimens sont extraits et proposés à la bourse de Sainte-Marie-aux-Mines. En août, de nouvelles cavités sont découvertes avec des cristaux atteignant 3,4 cm, dont certains perchés sur quartz fumé, une stalactite de 47 cm est découverte par Jérôme Adani, elle est aujourd'hui conservée au Muséum d'Histoire Naturelle de Paris. En décembre 2009, Marc et Cyril Caverivière, avec Alain Deboth, rouvrent une ancienne zone et récoltent des cristaux d’excellente qualité. En avril 2014, une équipe dirigée par Jean-Guillaume Soulé collecte 800 pièces dans une cavité argileuse tapissée de quartz fumé.
Ces efforts, réalisés sans explosifs ni engins mécaniques, témoignent de la persistance et du savoir-faire des prospecteurs français. Margabal devient un site d’étude, de transmission et de passion, où l’exploration rejoint la science.
Torbernite et metatorbernite : formes, couleurs et structures
La torbernite, de formule Cu2+(UO2)2(PO4)2.12H2O, est le minéral principal du gisement de Margabal. Elle cristallise dans le système quadratique et forme typiquement des cristaux tabulaires à section carrée, souvent groupés en rosettes, parfois en masses mamelonnées, sphéroïdales ou en stalactites. Les dimensions varient de quelques millimètres à plus de 3 cm pour les plus grands cristaux individuels.
Les cristaux bien développés montrent une terminologie cristalline complexe : faces {001} (pinacoïde basal), {110} (prisme) et parfois les dipyramides {101} ou {112}. Le plan basal présente fréquemment un relief en "parquet" dû à des marches de croissance successives. Les exemplaires les plus spectaculaires présentent une couleur vert émeraude à vert noirâtre, parfois bleu-vert foncé. Leur éclat va du satiné au brillant vitreux. Certains cristaux contiennent des inclusions d’hématite, responsables de nuances plus sombres.
La metatorbernite est la forme déshydratée de la torbernite (8 molécules d’eau au lieu de 12), résultant d’un processus lent mais inéluctable hors des conditions humides de la mine. Ce minéral, également quadratique, conserve les mêmes formes cristallines, mais est souvent plus terne, plus pâle ou brunâtre. Les plus beaux spécimens de Margabal, collectés en profondeur dans un milieu humide et stable, conservent leur état de torbernite sur de longues périodes, à condition d’être stockés dans des conditions contrôlées et stabilisés.
Zonations et relations avec l’autunite
Un des aspects les plus fascinants du gisement de Margabal est la présence de cristaux montrant des transitions progressives de couleur, allant du vert profond de la torbernite au jaune citron de l’autunite, Ca(UO2)2(PO4)2 11H2O. Ces cristaux mixtes présentent des zonations complexes, visibles à l’œil nu comme en microscopie électronique. L’autunite se manifeste soit en cœurs jaunes au sein de cristaux à bordure verte (éventuellement torbernite), soit en nappes diffusément intercroisées avec la torbernite.
Des analyses MEB par EDS effectuées par Joan Rosell ont mis en évidence une substitution progressive de calcium par le cuivre. Le spectre évolue d’une autunite (Ca dominant, Cu absent) vers une torbernite (Cu dominant, Ca absent) à travers une zone intermédiaire où les deux cations coexistent en proportions variables.
La question de la direction du remplacement – torbernite sur autunite ou inversement – a suscité des débats. La datation isotopique par le plomb (Cariou, 1964) montre que l’autunite est plus ancienne (17 Ma) que la torbernite (2 Ma), ce qui indique que la torbernite s’est formée par transformation ou recroissance sur l’autunite. Ce modèle est cohérent avec les observations thermodynamiques : en milieu supergène et en présence de cuivre, l’autunite peut être instable et remplacée par la torbernite plus tardivement, lorsque les solutions deviennent plus cuprifères.
Autres minéraux associés : quartz, fluorine et minéraux rares
Le quartz est l’un des minéraux d’association les plus fréquents. Il se présente sous forme de cristaux fumés bien formés, à terminaisons rhomboédriques classiques, tapissant les parois du filon ou formant la matrice de la torbernite. Certains spécimens de collection montrent des cristaux de torbernite bien isolés et esthétiquement perchés sur les cristaux de quartz, conférant une valeur esthétique et minéralogique aux pièces.
Des empreintes de cristaux cubiques (probablement de la fluorine dissoute) sont également observées. D’autres minéraux uranifères secondaires (uranocircite, uranophane, phosphuranylite, sabugalite, etc...) sont signalés dans des localités proches comme Prévinquières, mais ne sont pas documentés de manière certaine à Margabal même, mis à part quelques cristaux de meta-autunite observés sur certains spécimens.
Conclusion
La mine de Margabal, bien que modeste par la taille de ses travaux, s’impose comme un site exceptionnel pour l’étude des minéraux secondaire d’uranium. Elle combine une riche histoire humaine, des phénomènes géochimiques complexes et des spécimens d’une beauté rare. Les recherches récentes, notamment les analyses structurales et chimiques fines, contribuent à une meilleure compréhension des relations entre torbernite et autunite, ainsi qu’à la dynamique des transformations supergènes dans les milieux granitiques altérés.
Aujourd’hui encore, Margabal reste une référence internationale, tant pour les musées que pour les amateurs éclairés. Elle incarne le dialogue entre science, patience et passion, et prouve que les petits gisements ont parfois beaucoup à nous apprendre.
Références :
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